Amadouons nos dragons !
Les émotions sont des mouvements étranges, qui nous mènent dans des oscillations tourneboulantes. Celles-ci sont parfois puissantes, si la colère agit par exemple, ou de temps en temps subtiles, quand la nostalgie nous envahit. Ces dragons s’expriment comme ils le peuvent, s’emparant de notre corps, ou envahissant nos pensées. Alors, la tentation est grande d’essayer de fuir le dragon, ou le ligoter et l’enfermer, ou encore le combattre pour le tuer. Si ces stratégies marchaient, nous serions en paix. Mais il semble bien que cet acharnement ne fasse qu’exciter davantage les dragons, à court ou long terme.
Alors, si nous tentions une autre approche ?
Les émotions : dragons féroces ou princesses endormies ?
Dans ses Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke écrit :
« Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours, qui attendent que nous les secourions.
Pensez qu’il se produit quelque chose en vous, que la vie ne vous a pas oublié, qu’elle vous tient dans sa main ; elle ne vous abandonnera pas. Pourquoi voulez-vous exclure de votre vie toute inquiétude, toute souffrance, toute mélancolie alors que vous ignorez leur travail en vous ?
Aussi, ne devriez-vous pas vous effrayer quand se lève devant vous une grande tristesse, comme vous n’en n’avez jamais vu de telle.
Pourquoi vouloir vous torturer en vous demandant d’où tout cela peut bien venir et à quoi tout cela aboutira ?
Vous savez bien que vous êtes dans des états transitoires et que vous ne désirez rien tant que de vous transformer. Si certains de vos états sont maladifs, considérez que la maladie est le moyen qu’a l’organisme pour se libérer de ce qui lui est étranger ; il faut alors simplement l’aider à être malade, à avoir la maladie dans sa totalité, à la laisser se déclarer, car c’est par là qu’il progresse…
Vous êtes le médecin qui doit veiller sur lui même… Et voilà ce qu’il faut faire avant tout pour autant que vous soyez votre médecin. »
« Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux… » Quelle magnifique proposition ! Dans les contes, on trouve souvent un monstre ou un dragon, que le filtre du magicien, ou le baiser du prince charmant, transforme en princesse merveilleuse. Et si, plutôt que de combattre nos dragons, nous choisissions d’être pour nous-mêmes le magicien ou le prince charmant ?
Bonjour dragon
La pleine conscience nous invite à dire bonjour aux dragons qui pénètrent dans notre demeure. Chercher à ligoter les dragons, tenter de les fuir, ou vouloir les terrasser ne fait que les exciter davantage. Soyons plus malins : accueillons les, pour mieux les amadouer.
Il s’agit d’accueillir les émotions, même celles qui sont désagréables ou douloureuses. Accueillir, c’est juste ouvrir la porte, laisser entrer, faire une place : accepter. Accepter cette présence non souhaitée ne signifie pas entendre et croire toutes les pensées qui viennent souvent dans le sillage des émotions-dragons. La peur a le droit d’être là, et pour autant nous ne sommes pas contraints d’écouter ses messages sournois : « Tu n’y arriveras jamais… Ne prends pas de risques… Tu n’es pas à la hauteur… ». Idem pour la tristesse : « Ta vie est moche… Tu n’as pas droit au bonheur… Tu n’as pas de chance… ».
Ainsi, on se donne une chance d’observer ces dragons, et les langues de feu qu’ils lancent sur nous, sous la forme de pensées brûlantes. Au lieu de jeter de l’huile sur le feu en entretenant ces pensées négatives, on se donne la possibilité de poser un baume, tout en douceur. Et la langue de feu n’est plus douleur, mais peut petit à petit devenir lumière dans les ténèbres des émotions. Sous cette lumière, le dragon perd de sa puissance, et il se peut bien qu’il finisse par passer son chemin.
Accueillir pour ne plus subir. Accepter la présence, pour diluer l’influence.
« Vous êtes le médecin qui doit veiller sur lui même… » nous dit Rilke. Prendre soin de nous, c’est prendre soin de notre corps, de notre coeur, et de notre esprit. Entre coeur et esprit naviguent les émotions. Et même si elles se présentent sous la forme de dragons effrayants, a fortiori si elles adoptent ce costume, admettons leur existence, observons-les avec curiosité, écoutons leurs messages avec lucidité, caressons leur carapace rugueuse avec tendresse. Il se peut bien que ce geste de douceur les dissipe…